CHAPITRE XIX
À BORD DU MURASAKI

Dans la salle de conférences du Murasaki vaisseau de guerre de la Marine de Défense de l’Alliance Solaire, Kaufman et Marbet se disputaient pour la première fois ; pour Kaufman, c’était même la première dispute de sa vie.

Au début, tous deux avaient gardé leur calme, malgré la tension perceptible. Ils étaient déterminés à remonter le courant du torrent des récriminations jusqu’à ce qu’ils aient convaincu l’autre. Après l’arrimage, un policier militaire maussade et lourdement armé les avait conduits dans cette pièce. Magdalena, elle, avait suivi un autre soldat. Kaufman, qui s’attendait à être reçu par le chef de bord du vaisseau, voire même par Ethan McChesney en personne, avait protesté, mais le soldat morose avait fait mine de ne pas l’entendre.

« Sans Magdalena, nous n’aurions jamais pu monter à bord de ce vaisseau. McChesney lui fait confiance, à elle, disait Kaufman à présent.

— Alors il est aussi stupide que toi, Lyle. Elle n’est pas digne de confiance. Je le perçois dans la moindre de ses expressions, le moindre de ses mouvements. Il lui est complètement égal que l’artefact soit à bord ou pas, elle se moque de l’utilisation qu’on en fait. Elle se moque que Stefanak soit mort et que Pierce soit au pouvoir, sauf dans la mesure où cela affecte ses affaires et ses projets personnels. Et Stefanak était l’un de ses anciens amants ! »

Pour une raison ou une autre, ces mots rendirent Kaufman plus furieux que tout le reste : « Tu n’en sais rien !

— Si, je le sais, dit froidement Marbet. Tout comme je sais que tu aimerais bien occuper l’ancienne place de ton chef. Bon Dieu, elle est vieille, complètement usée, et pourtant tu la renifles comme un chien renifle une chienne en chaleur !

— Si c’est ça que te révèle ta fameuse “sensibilité”, je suis heureux de ne pas la partager.

— Pas de danger que ça t’arrive. Tu ne vois pas plus loin que n’importe quel homme aveuglé par le désir. Elle t’utilise, et elle utilise aussi McChesney. Mais lui, au moins, il ne bouillonne pas de testostérone. Du moins je l’espère.

— Alors que moi si, d’après toi.

— Oui !

— Es-tu certaine que c’est ta perspicacité qui parle, et pas la jalousie ? » voulut savoir Kaufman, qui le regretta aussitôt. Il venait de franchir une frontière affective, il le savait, et il s’exposait également à une riposte prévisible. Le torrent les entraînait tous deux vers l’aval.

« La jalousie, Lyle ? Tu te surestimes. Depuis que nous avons atterri sur Monde, tu es bien moins attirant sexuellement que tu sembles le croire. Tu t’apitoies sur toi-même, tu es égocentrique et tu te ridiculises à force de tourner autour de cette femme. La jalousie ne m’a pas effleurée le moins du monde, dans la mesure où elle implique le désir. Tu es à peu près aussi désirable à mes yeux qu’un matou en rut qui lèche ses blessures et sa queue gonflée. »

Marbet prit l’expression de quelqu’un qui en a trop dit. Et c’était le cas. Ces mots, Kaufman le savait, ne pourraient ni s’effacer, ni s’oublier. Ils s’attarderaient pour toujours, comme un poison subtil. Kaufman avait de bonnes raisons de ne jamais s’être marié.

Marbet savait qu’elle était allée trop loin. La main sur la bouche, elle reprit : « Je suis désolée, Lyle. Je n’aurais pas dû dire ça. »

Mais elle omit de rajouter qu’elle ne pensait pas un mot de sa diatribe.

Il lui répondit avec raideur : « Revenons-en aux décisions concrètes. McChesney va franchir cette porte dans quelques minutes, et il va nous écouter, Magdalena, toi et moi, avant de décider quoi entreprendre. Il vaudrait mieux se mettre d’accord dès maintenant sur ce que nous pensons devoir faire.

— Il faut rapporter l’artefact dans le système solaire ; il devrait s’y trouver depuis longtemps, réglé sur le nombre premier onze. Il faut contacter les gens par radio et les mettre au courant de notre action dans chaque système que nous traverserons. Si l’attention générale est fixée sur nous, Pierce sera obligé de nous épargner et de nous laisser continuer jusqu’à Mars, car nous serons les héros qui ont découvert et contré les mensonges de Stefanak.

— C’est une des possibilités, dit Kaufman.

— Nous sommes sur écoute, c’est ça ? C’est pour ça que tu fais cette tête ? », demanda soudain Marbet.

Kaufman ne savait pas quelle tête il faisait, et s’en moquait éperdument. D’un ton irrité, il répondit : « Bien sûr que nous sommes sur écoute, ne sois pas naïve.

— Alors pourquoi s’embêter à…

— Tu ne comprendrais pas », répliqua-t-il, mettant ainsi un terme à cette querelle inutile, stupide et destructrice. Il aurait dû parler à Marbet des rapports de surveillance officiels, des petits jeux militaires indispensables pour imposer son point de vue. Pour plus tard, juste au cas où. En ne lui révélant rien, il avait aussi gâché un moyen précieux de reconstruire des rapports de travail entre eux. Mais c’était elle qui l’y avait poussé. Ah, les femmes.

Il n’était pas supposé réagir ainsi aux piques de Marbet. Il avait construit sa carrière sur cette aptitude à ne pas réagir quand on le provoquait.

La porte de la salle de conférences s’ouvrit sur McChesney et Magdalena. « Bon, comme les jeux sont faits, de toute façon…», dit-elle en entrant. Elle sourit ostensiblement à Kaufman. Seigneur, Magdalena les avait écoutés, et McChesney aussi. Elle avait entendu ce que Marbet avait dit du désir.

« J’ai mis en marche la cage de Faraday. Discutons », dit McChesney d’une voix rauque.

Le colonel Ethan McChesney avait fait partie des Renseignements du CDAS tout au long de sa carrière militaire. Il avait dirigé la prise du Faucheur avec lequel Marbet avait communiqué ; il était donc le seul être humain à avoir pu capturer un Faucheur vivant. Sullivan Stefanak avait chargé McChesney de plusieurs Projets Spéciaux. Pour ce qu’en savait Kaufman, McChesney les avait tous menés avec compétence, diligence et discrétion, en faisant preuve d’autant d’intégrité éthique qu’il était possible dans les Renseignements. Cela l’avait rendu indispensable aux yeux de Stefanak, dont la propre intégrité connaissait parfois des éclipses. Quand on chevauche les vents de la politique, il est bon, en cas de besoin, de disposer d’un point d’ancrage quelque part.

Ces qualités étaient pourtant celles-là mêmes qui faisaient de McChesney un homme dangereux aux yeux de Nikolai Pierce. McChesney était l’agent loyal et beaucoup trop bien informé d’un ennemi destitué. Ce que Pierce avait de mieux à faire, c’était d’extirper les considérables informations secrètes que détenait McChesney à l’aide d’une dose de Pandya, puis de disposer de lui. Si Pierce n’avait pas encore pris de telles mesures, c’était pour une seule raison : il ignorait sans doute où se trouvait physiquement McChesney, au cœur de ce Projet d’information Spéciale à diffusion compartimentée connu de quelques personnes seulement. Ce n’était qu’une question de temps avant que l’amiral ne le découvre. Quelqu’un, parmi ces rares individus, serait forcé de le révéler.

McChesney en était tout aussi conscient que Kaufman, voire même davantage. Il avait une mine épouvantable. Deux ans auparavant, la dernière fois qu’ils s’étaient vus, Ethan McChesney était un homme vif, soigné et bien nourri, au corps confortablement enrobé et à la chevelure noire et lustrée évoquant le pelage d’une loutre. Il était trop mince à présent ; ses cheveux étaient ternes, ses mouvements empruntés. McChesney avait consacré sa vie et sa loyauté à une organisation qui cherchait maintenant à le tuer. Pour certains hommes, la trahison est pire que la mort.

Tous quatre s’assirent à l’une des extrémités de la grande table de conférence en plastique expansé. Kaufman se concentra, évacuant de son esprit la querelle avec Marbet : « Commençons par examiner les faits, d’accord ? L’Artefact Protecteur est à bord de ce vaisseau, Ethan. Nous en sommes absolument certains. Certitude étayée par le comportement d’une enfant extraterrestre hystérique, omit-il de préciser.

McChesney ne chercha pas à nier : « C’est exact. L’artefact est ici depuis que vous l’avez apporté à bord du Alan B. Shepard, il y a trois ans. Sur ordre direct du général Stefanak, il a été entreposé à bord du Murasaki quand vous vous êtes arrimés pour vous approvisionner. Deux personnes seulement ont été mises au courant de cette action, moi et Chand, le chef de bord. »

Kaufman n’allait pas avoir à soutirer des informations à McChesney ; au contraire, ce dernier semblait heureux de pouvoir enfin partager ce poids écrasant. Il changea de tactique et rajouta, avec juste ce qu’il fallait de compassion : « Et vous en avez été responsable depuis lors.

— Oui. L’équipage n’a même pas été remplacé. Les hommes se demandent tous pourquoi, mais qu’y peuvent-ils ? Jusqu’à l’arrivée du vaisseau de Magdalena par le tunnel, nous n’avons eu qu’un seul contact en deux ans. »

Complètement coupés de tout. Seuls les objets physiques traversaient les tunnels spatiaux, pas les ondes porteuses de messages. McChesney avait reçu l’ordre de ne rien envoyer dans l’espace de Caligula, l’avant-poste militaire de l’autre côté du tunnel, et rien ne lui avait été adressé. L’équipage du Murasaki tout entier aurait aussi bien pu disparaître au combat, et c’était probablement ce qu’on avait dit aux proches de ces hommes. Pas étonnant que les soldats de la zone d’arrimage aient affiché un air aussi malheureux.

Kaufman l’encouragea à poursuivre : « Vous n’aviez donc aucune idée du pouvoir croissant de la faction de Pierce, ou des menaces qui pesaient sur le général Stefanak ?

— Aucune.

— Et quand avez-vous appris le… coup d’État ?

— Quand le vaisseau de Magdalena est arrivé. Nous sommes de vieux amis », rajouta McChesney, et Kaufman prit soin de ne pas croiser le regard de Marbet. « Je ne pouvais pas la laisser monter à bord, mais elle avait enregistré les dernières informations et me les a transmises », rajouta McChesney.

En échange de l’autorisation de descendre sur la planète, pensa Kaufman… Non, il y avait autre chose. Il attendit.

Magdalena ne se fit pas prier : « Allons, Ethan, tu ferais aussi bien de leur dire. Quand je t’ai appris que Stefanak pouvait sombrer, tu m’as demandé de chercher sur cette planète reculée un endroit où dissimuler l’artefact, au cas où on en arriverait là, pour que Pierce ne puisse pas mettre la main dessus. »

Kaufman ne s’y attendait pas. Il était surpris, mais cela semblait logique : McChesney savait le genre d’homme qu’était Pierce – il savait que l’amiral serait assez fou pour utiliser l’artefact réglé sur treize, contrairement à Stefanak. Assez fou pour l’emporter dans le système des Faucheurs et tenter de faire frire l’ennemi, malgré les risques qu’encourrait l’espace-temps.

« Je connais Pierce depuis des lustres. Stefanak était différent. C’était un bon soldat. Pierce n’entend pas les gens qu’il n’a pas envie d’écouter. Il le ferait, Lyle, reprit McChesney.

— Je le sais, répliqua gravement Kaufman.

— Et de toute façon, si tu dois fuir, Ethan, il te sera sacrément plus facile de fuir sans l’artefact, avec toute l’armée à ses trousses », rajouta Magdalena.

McChesney était trop bien élevé pour paraître irrité qu’on l’accuse d’y trouver son intérêt. Ou peut-être était-il trop honnête. Personne ne voulait laisser sa peau dans cette affaire. Et McChesney n’allait pas non plus prétendre que le Murasaki, tout vaisseau de guerre qu’il était, pouvait assurer une défense convaincante face au genre de forces que Pierce allait envoyer par le tunnel. Impossible.

« Et comme je l’ai déjà dit à Ethan, j’ai dégoté un endroit où cacher l’engin sur Monde. Pas dans les Monts Neury, où vous l’aviez déterré : ce sera le premier endroit qu’ils inspecteront. Il s’agit d’une grotte sous-marine sur une île lointaine, suffisamment vaste et isolée. Marbet peut acheter le silence des indigènes », conclut Magdalena.

« Elle fait de longs voyages dans ce glisseur, elle va je ne sais où », leur avait dit Ann du séjour de Magdalena à Gofkit Shamloe.

« Parfait, dit McChesney. Nous sommes confrontés à deux problèmes : tout d’abord, je n’ai pas renvoyé l’artefact plus tôt parce que si le Murasaki n’est pas en orbite autour du tunnel quand les forces de Pierce arriveront, ses soldats monteront à bord de force et je ne sais pas ce qu’ils feront de l’équipage. Je suis responsable de ces hommes. Il m’a paru plus judicieux de courir le risque d’attendre le retour du Sans Merci, en espérant que Pierce ne puisse pas me localiser immédiatement. Le Sans Merci rapportera l’artefact sur Monde. Avec un peu de chance, les hommes de Pierce ne s’apercevront jamais de son passage, qui n’apparaît nulle part dans les registres du Murasaki. Ils fouilleront le vaisseau, ils ne trouveront pas l’artefact, et aucun de mes hommes n’étant au courant de quoi que ce soit, personne ne parlera, même sous l’effet de la drogue. Le chef de bord et moi sommes les seuls au courant. Dans les registres, Chand sera mort d’un arrêt cardiaque il y a quatre mois.

— Chand repartira avec moi à bord de mon aviso, par le tunnel, dit Magdalena. Vous ne vous imaginiez quand même pas que j’allais accompagner l’artefact jusque sur sa planète, Lyle ? »

Kaufman fit comme s’il n’avait pas entendu cette remarque ; il s’adressa à McChesney : « Et vous ?

— Pierce n’ignore pas que j’ai d’autres raisons d’éviter ses questions, en plus de l’artefact », répondit McChesney.

Le suicide. Les deux soldats se dévisagèrent. Pour certains hommes, oui, la trahison était pire que la mort.

Kaufman se contenta de dire : « Cela me semble le meilleur plan possible, Ethan. Mais vous avez mentionné un autre obstacle.

— Oui. » McChesney jeta un coup d’œil à Magdalena, un regard furtif qui mit Kaufman sur ses gardes. À côté de lui, Marbet se raidit sur sa chaise.

« Le second obstacle, c’est le professeur Thomas Capelo. Il est à bord », dit lentement McChesney.

Kaufman n’avait jamais été aussi surpris de sa vie. Mais c’était plutôt logique : placer Tom là où se trouvait l’artefact, pour…

« Laslo ! Où est-il ?

— Qui ? » demanda McChesney. Magdalena renversa sa chaise en se levant brutalement. Elle avait pris une expression insoutenable.

« Laslo Damroscher ! Mon fils ! Il était avec Capelo !

— Il n’y a personne avec le professeur Capelo, Magdalena, répondit McChesney.

— Tu mens ! Laslo est ici ! »

McChesney avait l’air à la fois inquiet et perplexe. « Non. Quand le professeur Capelo a été conduit à bord, il était seul, répliqua-t-il. Il est arrivé bien après l’artefact, il y a seulement quelques mois. Il…

— Rendez-moi mon fils ! » s’écria Magdalena, et sa voix tinta comme du verre qui se brise.

Kaufman se leva à son tour : « Magdalena, si le colonel McChesney dit qu’il n’est pas à bord, c’est qu’il n’y est pas. Les hommes de Stefanak…

— Si tu me mens, Ethan, je t’arrache le foie, et tu sais que je le ferai. Je veux fouiller moi-même le moindre centimètre carré de ce vaisseau. »

Kaufman fit à McChesney un geste que Magdalena ne put voir : Laissez-la faire. Après un long moment, McChesney opina. Kaufman reprit : « Vous pourrez fouiller le vaisseau, Magdalena. Mais d’abord, vous devez sortir votre aviso du Sans Merci pour permettre le chargement de l’artefact. Il faut absolument qu’il parte pour Monde. Après quoi, le colonel et moi examinerons le vaisseau avec vous. Mais pas avant.

— Vous négociez encore, Lyle ? » dit-elle avec une pointe de son ancienne ironie. Mais la tension était trop forte, et la femme d’affaires ne fit pas illusion bien longtemps. « Très bien… chargez ce foutu machin. »

Patiemment, McChesney rajouta : « Tu dois transmettre cet ordre toi-même à ton équipage. Place ton vaisseau en position de transfert de marchandises par rapport au Murasaki. »

Elle ne bougeait pas. Kaufman lui prit le bras et la tira doucement vers la porte. Elle le secoua pour lui faire lâcher prise mais suivit McChesney dehors, et Kaufman et Marbet se retrouvèrent seuls.

« Quand elle se brisera, elle mettra la galaxie en pièces si elle peut, dit Marbet.

— Je sais.

— Tu es certain que son fils est mort ?

— Aussi certain que je peux l’être sans avoir été témoin de l’incident. Je t’ai raconté l’enregistrement : c’était bien la voix de Tom. À mon avis, Stefanak avait fait installer un emplacement-leurre dans la Ceinture pour faire croire que l’artefact s’y trouvait, quelque chose que ses ennemis finiraient par découvrir s’ils poussaient suffisamment leurs recherches. Je pense que Tom y a passé un certain temps, pour une raison ou une autre. Puis, quand Laslo est par hasard tombé sur ce site, Stefanak a décidé de déplacer Tom. J’ignore pourquoi, et pourquoi il l’a amené ici. Tom le sait peut-être.

— Nous n’avons même pas demandé à le voir ! » s’exclama Marbet.

Très juste. Chagriné, Kaufman reprit : « Magdalena a été tellement…

— Je sais. Elle n’a pas toute sa tête, Lyle. Tu ne peux pas te fier à elle, même si tu crois vraiment avoir besoin de son appui. Et d’abord, pourquoi serait-ce le cas, maintenant que nous avons retrouvé Tom ?

— Je ne le sais pas encore. Laisse-moi réfléchir, et ne me fais pas de sermon, Marbet. »

Les yeux verts de la Sensitive s’assombrirent : « Je n’avais pas compris que je n’étais pas autorisée à émettre des observations. Dis-moi s’il y a autre chose que je suis supposée faire ou ne pas faire. Dois-je descendre sur la planète avec l’artefact pour, comme dirait Magdalena, “acheter le silence des indigènes” ?

— Bien sûr que non. Toi, moi, Magdalena et le chef de bord, nous devons quitter le système de Monde avant l’arrivée des hommes de Pierce, si c’est bien ce qui se produit. Et Tom aussi. Heureusement, il y a six places dans l’aviso de Magdalena. Notre appareil est toujours sur Monde et le Sans Merci devra le vaporiser, au cas où Pierce envoie des troupes sur la planète. Viens, allons demander à McChesney de nous conduire à Tom. »

Elle ne quitta pas sa chaise : « Tu n’oublies pas quelque chose ?

— Quoi ?

— Essa. »

Seigneur, la fillette lui était sortie de l’esprit. Depuis le début, l’enfant extraterrestre ne leur avait causé que des ennuis.

« Ne prends pas cet air de victime, Lyle. D’abord, sans elle, tu ne saurais même pas que ce maudit artefact est ici », dit Marbet d’un ton caustique.

Il lui répondit calmement : « Essa peut retourner sur Monde dans le vaisseau de Magdalena. C’est sa planète, après tout. Tu viens parler à Tom ? »

Silencieuse, elle se leva et le suivit.

Le vaisseau de McChesney vint se ranger le long du Sans Merci. Les deux zones de chargement furent scellées l’une à l’autre, empêchant quiconque d’assister au transfert. Trois ans auparavant, c’était ainsi que l’artefact était passé du Alan B. Shepard au Murasaki. Kaufman était à bord, à l’époque. On l’avait prétendument chargé de toute l’expédition consistant à déterrer, examiner et transporter l’artefact jusqu’au système solaire ; et pourtant, il n’avait jamais su que l’objet était resté sur le Murasaki. Soudain, il voulut revoir l’engin de ses yeux.

McChesney et Magdalena se trouvaient dans les deux zones de chargement accolées. L’équipage du Sans Merci poussait l’artefact reposant dans un anneau de métal monté sur une plate-forme à roulettes pour le transborder d’un vaisseau à l’autre. L’objet était identique au souvenir qu’en gardait Kaufman : une sphère grise et terne d’une matière qui ressemblait à du métal mais était en fait une forme allotropique de carbone, évoquant une variété connue de fullerène sans en être. À intervalles réguliers sur sa circonférence se trouvaient sept protubérances, sept petits cratères en relief. Chaque cratère comprenait deux mamelons distincts et correspondait à un nombre premier. Les concepteurs inconnus considéraient également le un comme un nombre premier : un, deux, trois, cinq, sept, onze, treize, chaque nombre représenté par des points en relief juste à côté du cratère.

Pour activer un programme donné, il fallait appuyer sur les deux mamelons. Sous la direction de Thomas Capelo, l’équipe de Kaufman avait testé les réglages un, deux et trois. À un moment ou à un autre au cours des cinquante mille ans d’inhumation de l’artefact sur Monde, deux cailloux s’étaient coincés dans le cratère du nombre premier cinq, maintenant les deux mamelons enfoncés en permanence. Le réglage sur le nombre premier cinq était donc resté activé, assurant la protection de Monde contre l’arme qui, d’après Syree Johnson, avait fait frire tout le reste de son système stellaire. Et provoquant également, d’après Ann Sikorski et Dieter Gruber, le champ de probabilité à effet quantique qui avait conduit le peuple d’Essa à développer la réalité partagée.

Les réglages des nombres premiers sept, onze et treize n’avaient été appréhendés que mathématiquement, par Tom Capelo. Aucun n’avait été testé, sauf si l’on prenait en compte le « test » effectué par les Faucheurs, dont l’artefact vraisemblablement réglé sur sept avait irradié toute la colonie humaine du système stellaire de Viridian. Des millions de gens étaient morts.

Kaufman tendit la main et toucha l’objet.

« C’est une sacrée baffe, pas vrai ? dit Magdalena. Durant tout ce temps, les braves citoyens du Système Solaire ont cru que ce machin était chez eux, réglé sur onze, en train de les protéger. Au lieu de quoi, Stefanak le conservait ici. Pour quelle raison, Lyle ? C’est toi son compagnon d’armes.

— Je n’en sais rien », répliqua Kaufman. Magdalena avait retrouvé son ton moqueur habituel, mais ses yeux étincelaient comme des éclats de verre, et son corps était si tendu que chacun de ses muscles lui ferait mal à la fin de la journée. « Ethan, j’aimerais voir Tom Capelo », rajouta-t-il.

McChesney lui jeta un coup d’œil désolé : « Dès que nous en aurons terminé ici et que le Sans Merci sera reparti. »

Kaufman ne discuta pas. Empêcher Pierce de trouver l’artefact était leur priorité numéro un. Il ne chercha pas à savoir ce que McChesney avait dit ou allait dire à l’équipage du Sans Merci, parce qu’il s’en doutait : ces hommes allaient devoir rester sur Monde jusqu’à ce qu’on puisse leur envoyer un vaisseau en toute sécurité, c’est-à-dire pendant des années peut-être. Tant qu’ils n’auraient pas été débarqués et disséminés, tant qu’ils ne se seraient pas cachés dans les villages minuscules ou dans les Monts Neury, on ne leur dirait pas la vérité. Les soldats de Pierce allaient avoir du mal à retrouver trente hommes sur une planète entière, surtout s’ils ignoraient où ils étaient censés chercher. Idem pour le Sans Merci : il faudrait l’envoyer se consumer dans l’atmosphère de Monde.

Pour le moment, les seuls au courant étaient vraisemblablement le capitaine et le second. Quel que fut le marché que Magdalena avait passé avec eux, leur exil forcé en vaudrait indubitablement la peine.

Marbet s’adressa à McChesney : « Il y a une petite fille extraterrestre à bord du Sans Merci. Il faudra la déposer par navette aux coordonnées que je vais vous transmettre.

— Une petite extraterrestre ?

Kaufman rajouta : « C’est toute une histoire. » Que McChesney n’avait visiblement pas l’intention d’écouter.

Kaufman, lui, ne prêtait aucune attention à Marbet lorsque celle-ci déclara distinctement : « Tu te rends compte que tu es en train de restaurer la réalité partagée sur cette planète ? »

Restaurer la réalité partagée. Kaufman n’avait pas réalisé, n’y avait d’ailleurs accordé aucune pensée. Oh, Ann… après tout le travail accompli pour créer une nouvelle société ! Enli, Calin, le village avec sa palissade presque neuve… Mais ce n’était pas leur priorité numéro un. Ann s’en tirerait, Monde s’en tirerait. Le souci de Kaufman, c’était la galaxie tout entière.

Il attendit que McChesney le conduise au scientifique.